Un repas de Noël pas comme les autres
par Hubert Jaulin
Ce matin de noël, Benoît, s’interroge sur ce qu’il fera de ce « Livre des meilleurs spots de canevas de Nouvelle Aquitaine » qu’il a reçu de la part de sa frangine.
Il se demande également si sa fille, qui vient partager le repas de Noël, appréciera le DVD « Do It Yourself : une recette de salsifis par jour » qu’il a acheté hier, quelques minutes avant la fermeture de la station-service sur la route.
Finalement entre la préparation des blinis au saumon et l’ouverture des huîtres, il clique sur le titre The Gentleman. Le dernier single du prochain EP des Bird And Lies.
Il avait vaguement entendu parler d’eux. Jusqu’à que sa collègue lui dise qu’ils sont géniaux, puissants dans leurs sons, engagés dans leurs propos et redonnent une seconde fraîcheur au métal d’antan. Il lui avait promis d’écouter, « pour voir ».
Elle avait fini par le convaincre en lui disant « Je t’envie de ne pas les connaître encore et d’avoir ce premier frisson à leur écoute. Je donnerai cher pour revivre ce premier instant de découverte. »
Faut dire que Clara, sa collègue, n’a pas tous les jours l’occasion de se marrer. Son mec, bonne situation, beau gosse, avec cette aura de quadra pertinent. Bien qu’un peu sanguin et donneur de leçon, passe vraiment bien auprès de tout le monde. Sans heurts. Il attire tant l’attention que Clara fait grise mine à côté. Et puis, elle semble si fragile et maladroite avec ses ecchymoses à peine dissimulée par le fond de teint qu’elle semble appliquer comme un masque.
Tout en lançant l’intro de Gentleman, il se dit que lundi prochain, à la reprise il pourra partager ses impressions sur le groupe qui lui plait tant et espérer la faire sourire. Elle en a tant besoin.
Les premières secondes du morceau sont un choc pour lui. Une guitare très metal partage l’espace avec un cor aux sonorités épiques comme le lancement d’une série médiévale. Le choc des cultures. Une surprise mais qui marche aussi bien que le sorbet fraise parmesan qu’il a gouté sur un marché en mode « putain de bobos qui testent des trucs chelou ». Comme pour ce sorbet, il est directement conquis par l’alliance des deux instrus que tout semble opposer.
A la disto rappeuse de la guitare, le cor offre une onctuosité parfaitement contrastée.
Il n’a même pas le temps de se remettre de ce premier choc que la batterie remplace le cor et lui balance une décharge d’adrénaline. Et le voilà qu’il se met à remuer frénétiquement les membres. Il ne contrôle rien. Il se lance dans une chorégraphie inconnue à base de head-banging et de mouvements des bras au rythme diabolique des breaks de batterie.
Sûr le batteur n’est pas manchot. Et doit s’astreindre à une semaine de sommeil au moins pour récupérer après avoir joué un morceau pareil. Ce n’est pas humain d’envoyer comme ça. Les breaks sont hyper riches sans pour autant virer à la démonstration. Benoît se demande comment les jeunes se protègent les tympans en répétition face à un tel bûcheron, méthodique et brutal !
Vient ensuite le chant femme-enfant qui dans une diction parfaite malgré un débit frénétique prend le dessus sur le chaos musical pour clamer son message.
Le rythme du refrain s’apaise et Benoît reprend peu à peu le contrôle de son corps. La cuisine est dévastée, il y a des morceaux de blinis au saumon un peu partout sur le sol et les murs.
Le morceau plus calme désormais, permet à l’auditeur de se focaliser sur le texte. Il y est question d’une relation toxique où le mâle alpha doit mettre les points sur les i ou les poings dans la gueule de sa partenaire qui ferait bien de comprendre qu’elle doit filer droit. Ce chant, sensible, dénonçant le recours à la force aussi primale qu’imbécile pour imposer sa domination à l’autre lui fait étrangement penser au mec de Clara… Ce pourrait-il que le mec charmant soit juste un de ces connards déguisés en beaux parleurs ?
La fin du premier refrain est implacable la meuf du morceau est la perdante dans l’opération. Ouais… Comme Clara.
Le batteur en profite pour repasser la seconde et propulse le rythme du morceau à un niveau fou. Comme un élève pilote qui doit résister à la puissance des G dans une centrifugeuse. « Comment ça tabasse ! » se dit-il en perdant à nouveau le contrôle de ses bras… Tant pis pas question d’arrêter là, de toute façon les blinis, c’est dégueulasse.
Alors qu’il se livre à une nouvelle « presque chorégraphie » aussi étrange qu’anachronique avec le sourire d’extase qu’il aborde sans s’en rendre compte, le refrain le détend tout d’abord avant de le rendre aussi perplexe que triste au rythme des « She’s losing » lourds de sens qu’interprète si bien la chanteuse.
Le pont qui rassemble à nouveau guitare et cor est lourd, ne joue pas une partition épique. Mais plutôt une partie proche de l’éloge funèbre parfaitement adaptée au récit du morceau.
Le nouveau couplet est intéressant. La batterie a ralenti le rythme qui accompagnait les premières strophes, mais reste d’une richesse dingue. Un synthé dans le fond complète l’instru que Benoît associe aux sons de sirène d’alerte d’un véhicule d’intervention d’urgence. Évidemment il ne s’agit pas d’une sirène stridente et disgracieuse mais l’intention semble là.
Une partie, cor/guitare qui se répondent avec harmonie, renforce cette impression de fin tragique inévitable.
La chanteuse revient pour dire ses quatre vérités au mâle alpha boosté à « la culture du bonhomme, le vrai ». Et dans un élan partagé avec les musiciens relance un dernier moment d’énergie.
Le morceau se termine sur un dernier « She’s losing » aussi intense que contenu.
Il s’assoit. Prend un instant en constatant le carnage dans la cuisine. Benoit s’en fout. Il a l’impression d’avoir vécu une révélation.
Il décide à cet instant précis de balancer son cadeau dégueulasse et de faire découvrir à sa fille les Bird and Lies à la place, d’aller chercher un pâté qui remplacera avantageusement l’entrée éparpillée en mode puzzle dans sa cuisine et d’appeler Clara. Pour l’écouter et la soutenir, reconnaissant du cadeau qu’elle lui a fait.
La magie de Noël dans un monde qui ne tourne pas rond.
Un repas de Noël avec The Gentleman
– Hubert Jaulin
bassiste de Cargo